L'arrivée

"Le ciel se casse la gueule !" lance le tavernier en jetant un œil par la vitre.

J'acquiesce d'un signe de tête, les lèvres closes, le visage dissimulé dans l'ombre de mon capuchon.
L'établissement est désert en cette fin d'après-midi. Je porte à ma bouche la choppe mousseuse et bois d'une traite, gorgée après gorgée. Le liquide ambré se répand sur ma langue, plonge dans ma gorge comme une vague bienfaitrice...saveur...odeur...mes sens se réveillent. Je repose la choppe à présent vide sur le comptoir, sous le regard interloqué du tavernier.

"Vous aviez soif dite-donc ! On dirait qu'ça fait des siècles que vous n'aviez pas bu !"

"On pourrait dire ça..." fis-je sans lever la tête.

Le regard de l'homme s'attarda un instant sur mon visage, sur ma peau sombre, puis fit une moue et continua a essuyer énergiquement ses verres.
Je sortis de ma poche quelques pièces qui roulèrent sur la table avant de tomber à plat dans un bruit sourd, puis fit un signe de tête a mon interlocuteur et sortit de la Taverne.

Il faisait grand vent et la pluie battait la plage. Je nouais serrés les pans de ma cape et rejoignais une barque...





Immaculé. Voici le premier mot qui me vint à l'esprit à la vue des abords d'Elofindä. Des forêts de hauts conifères dont les branches croulantes de neiges formaient une voûte immense et ombragée. Une eau limpide et froide coulant à travers la glace, la sculptant par endroits, dessinant des courbes cristallines emprisonnant la lumière d'un soleil d'hiver. Frimas.

La ville elfique se dressait devant mon regard. Son architecture élégante et solide constituée de bois brut sculpté par les maîtres façonneurs elfes, gravé de runes antiques, remua en moi les eaux troubles du souvenir. Je errais seul dans la ville, perdu parmi les miens.

Les jours passaient, tous identiques, pâles et froids... Les rats et les araignées pullulaient aux abords d'Elofindä, j'en fis mes proies pour survivre, revendant la soie et diverses parties des rats a qui en trouverait l'utilité. Campant comme tout bon chasseur, je passais le plus clair de mon temps libre près du feu, plongé dans mes pensées, tentant de les rassembler en traçant sur la neige des bribes de souvenirs...

Tourmenté. De jour en jour, une force indescriptible résonnait en moi...Aspiré par le vide, par une solitude toujours plus mordante...je sentais quelque chose se rapprocher...un évènement, une rencontre...je l'ignorais...




Je posais sur le comptoir la soie et les queues de rats récoltées lors de ma dernière chasse. Le marchand coinça son monocle entre le gras supérieur de sa joue et son sourcil épais.

"Hum...c'est de la bonne marchandise que vous avez-là. C'est frais !"

"Je reviens tout juste de la forêt."

Il me dévisagea un instant puis plongea ses mains dans son tablier pour en ressortir deux pleines poignées d'Odes. Il les compta ensuite une à une en érigeant de petites tours scintillantes.

"Le compte y est."

Je hochais la tête et rassemblais mon dû dans une bourse en cuir. Me dirigeant vers la sortie, l'idée de prendre un peu de repos dans une chambre douillette de l'auberge me traversa l'esprit. D'épais flocons tombaient alors sur Elofindä.

°Ces Odes seraient plus utiles sur mon compte à faire des petits que dépensées dans une chambre...Après tout une nuit de plus dans le froid ne changera grand chose.° pensais-je.

J'avais appris a économiser le peu que j'avais, ayant par le passé vécu très durement.
Je sortis alors et fit quelques pas dans la neige avant de m'arrêter. J'étais soucieux. Je sentais quelque chose...j'ignorais quoi...je levais les yeux vers le ciel d'un gris éblouissant.

°Quelque chose ne va pas...°

Un chasseur était recroquevillé contre le tronc d'un arbre un peu plus loin, assoupi dans le froid.
Allant à l'encontre de ma première idée, je pénétrais a nouveau dans l'auberge pour prendre une chambre...


Un léger rayon de soleil raya ma joue. J'ouvris un œil, lentement, pesant de tout mon poids dans le matelas confortable et les draps chauds de mon lit. Il était l'heure de partir chasser, de quitter ce nid douillet et chaleureux. Je paressais un moment, m'étirant, me tournant, me ré-étirant, me tournant encore, jusqu'à ce que l'aubergiste vienne toquer a ma porte, me sommant de bien vouloir libérer la chambre et de régler la douloureuse.

Une fois dehors et enroulé dans ma cape, je me dirigeais dans la forêt chasser rats et araignées. Au fur et à mesure de ma progression dans la poudreuse immaculée, je m'aperçus que la neige était tâchée de sang par endroits, et que de longs sillons avaient été creusés. On avait trainé des corps...des dizaines jusqu'au cimetière. J'accélérais le pas pour arriver au cœur de la forêt...Personne...excepté un paladin affairé à transpercer quelques bêtes d'un coup d'épée. A mon approche il leva les yeux. Une grande tristesse se lisait dans ses traits. Avant même que j'ouvre la bouche pour le questionner sur les évènements de la nuit il prit la parole.

"Quelque chose est venu tuer tous les Elfes dormant à la belle étoile...Quand je suis arrivé ce matin, des habitants d'Elofindä trainaient encore les morts jusqu'au cimetière." il fit une pause, l'air grave. "J'ai entendu dire que les dirigeants d'Edrael avaient envoyé une missive d'avertissement...malheureusement l'information à très peu circulé...et ceux qui n'avaient pas assez d'Odes pour se réfugier a l'auberge sont morts..."

Mon regard s'écarquilla, terrifié a l'idée que j'aurais pu être l'un d'eux. Mon sang ne fit qu'un tour.

"Seule Elofindä a été touchée ?"

"D'après ce que je sais, le phénomène aurait touché les Orcs, les Humains...et même les Mysts...Mais personnellement je n'y crois pas. Après ce qu'ils ont réveillé chez les Orcs, je suis persuadé que ce qu'il s'est passé cette nuit a été provoqué par ces...Mysts..."

La façon dont il prononça le mot "Mysts", la bouche tordue par un dégoût et une haine profonde en disait long sur la gravité de ce qui se tramait dans tout Odelion. Je ne lui répondis pas et partit chasser un peu plus loin, préoccupé.

°Il faut toujours un responsable...Si les Mysts ne sont pas les instigateurs de l'apparition des Vers chez les Orcs...si ce qu'il s'est passé cette nuit n'est pas de leur fait, ou indépendant de leur volonté, j'espère pour eux qu'ils ne resterons pas dans l'ombre, qu'ils sortirons de leur mutisme, qu'ils prendrons rapidement contact avec chacune des races d'Odelion...sans quoi ils courent à la catastrophe pour leur peuple...leur silence et les évènements étranges qui se produisent remuent les eaux endormies de la haine entre les races...°